Les cinq années d’exil en Guinée de Kwame Nkrumah, depuis le coup d’État de 1966 jusqu’à son hospitalisation en Roumanie en 1971 ne sont pas aussi connues que son long combat pour l’indépendance et sa période d’exercice du pouvoir à la tête du Ghana. Elles sont pourtant essentielles dans l’évolution de sa pensée et ont déterminé une partie de l’héritage intellectuel qu’il a laissé. L’accueil que lui fournit le pouvoir guinéen, loin de le couper du monde, lui permet de rester connecté, pendant ces années, aux progressistes africains et aux militants afro-descendants. Il entretient une importante correspondance, reçoit des visiteurs et écrit plusieurs ouvrages essentiels de son œuvre. Ses lectures, ses réflexions et les idées dont il débat au cœur de la capitale guinéenne le poussent à rallier -en théorie du moins- l’action violente et à renoncer au non-alignement.

L’appareil venu de Rangoon en Birmanie se pose et s’immobilise sur la piste de l’aéroport de Pékin. Une délégation chinoise est venue accueillir le président ghanéen Kwame Nkrumah, pour cette escale en route vers Hanoï : Nkrumah est porteur de propositions pour tenter de mettre fin à la guerre au Vietnam. Du bas de la passerelle aux appartements officiels qui lui ont été réservés, aucun officiel chinois ne dit mot sur ce qui vient de se passer à Accra.

Alors que l’Osagyefo (le rédempteur, comme on le surnomme) se repose du voyage, l’ambassadeur chinois au Ghana -qui accompagne le déplacement- vient lui rendre visite : « Monsieur le Président, dit-il, j’ai de mauvaises nouvelles. Il y a eu un coup d’État au Ghana ». Le leader ghanéen est incrédule « – Que dites-vous ? – Un coup d’État au Ghana. – Impossible ! – Mais si, cela est possible. Ce sont des choses qui arrivent. Elles sont dans la nature du combat révolutionnaire. »

Ce 24 février 1966, à la faveur du voyage du chef de l’État ghanéen, une coalition de policiers et de militaires a pris le pouvoir à Accra. Les comploteurs ont désigné cette prise de pouvoir sous le nom de code d’«Operation Cold Chop ». Un Conseil National de Libération (National Liberation Council, NLC) a pris le contrôle du pays, sous la direction du général Ankrah.

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Un coup d’État accompagné par la CIA

Dans les échanges secrets qui se font au sein du pouvoir américain, certains hauts responsables se réjouissent de cette « aubaine fortuite » face à un homme « qui faisait plus pour miner nos intérêts que tout autre Africain noir ». Mais différents travaux, dont ceux de l’historienne Susan Williams, montrent qu’il s’agit bien plus que d’une « aubaine fortuite ». Le coup a été accompagné par la CIA [1]. Un ancien de l’agence, John Stockwell, affirme ainsi que la station d’Accra a reçu un « budget généreux » et a maintenu un « contact étroit » avec les putschistes pendant le coup. L’implication de l’antenne de la CIA était si forte, écrit-il, qu’elle a été capable de coordonner la récupération par les États-Unis d’équipement militaire soviétique classifié pendant les événements. La station CIA d’Accra, explique Stockwell, a même proposé à l’époque qu’une équipe profite de la confusion pour s’introduire dans l’ambassade chinoise, qu’elle y tue les personnes qui auraient été présentes, récupère des informations confidentielles et fasse exploser le bâtiment. Cette action n’a finalement pas été déclenchée.

En Chine, les autorités cherchent en tout cas à minimiser la portée de ce qui se passe. « Les Chinois, raconte Kwame Nkrumah dans son livre ‘Dark days in Ghana’, ont clairement fait comprendre qu’ils voyaient l’action de la police comme un obstacle temporaire dans le long combat contre le capitalisme, et rien de plus. Le genre d’événements auxquels il faut s’attendre, mais qui n’ont aucun effet, de quelque manière que ce soit, sur le résultat final. » « Tu es un homme jeune, indique Chou En-Laï, alors vice-président du parti communiste chinois, à Nkrumah. Tu as encore quarante années devant toi ! »

Lors du banquet qui est donné en l’honneur de Nkrumah le jour même du coup d’État, le président de la République populaire de Chine Liu Shao-Chi évoque la solidarité afro-asiatique et parle du combat révolutionnaire des peuples africains. Il dénonce le néocolonialisme et sa « citadelle par excellence », les États-Unis. Nkrumah répond en condamnant lui aussi le néocolonialisme, l’ « agression » américaine au Vietnam. Il appelle à un retrait de toutes les forces américaines pour laisser place à la paix. Mais il sait qu’il n’ira pas à Hanoï. Il doit rentrer en Afrique. Au plus vite.

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Dans les 48 heures qui suivent, le dirigeant ghanéen déchu jongle entre le programme officiel de sa visite (mené sous l’œil plus que jamais vigilant de la sécurité chinoise) et les messages qui lui arrivent. Plusieurs dirigeants africains progressistes lui proposent l’hospitalité immédiate : le Guinén Sékou Touré, mais aussi l’Egyptien Nasser, le président Nyerere de Tanzanie et le Malien Modibo Keïta. Nkrumah saisit la proposition guinéenne. Le Ghana et la Guinée ont dès 1958 tenté l’expérience d’une union qui a fait long feu. Nkrumah a des liens personnels forts avec Touré. Il veut surtout être dans un pays le plus proche possible du Ghana. « Je savais, écrit-il dans Dark days in Ghana, qu’en étant en Guinée, je serais dans de bonnes conditions pour poursuivre le combat révolutionnaire africain. »  Il quitte Pékin le 28 février 1966, à bord d’un avion prêté par les Soviétiques, fait escale à Moscou où il rencontre plusieurs officiels, en Yougoslavie, en Algérie et arrive en Guinée dans l’après-midi du 2 mars.

Une foule nombreuse s’est rassemblée à l’aéroport de Conakry. Nkrumah est salué par 21 salves de bienvenue. Le lendemain, le responsable guinéen, Ahmed Sékou Touré, annonce devant une foule galvanisée, brandissant des pancartes, qu’il fait de lui le co-président de la Guinée. « Le président Sékou Touré fit un long discours, se souvient Nkrumah. Je ne savais pas sur le moment exactement ce qu’il disait. Il parlait en français et ma connaissance de ce langage était alors imparfaite. J’ai compris que j’avais été présenté au peuple de Guinée, mais je n’avais pas compris que j’avais été fait président. » C’est seulement après la cérémonie, grâce aux compte-rendu des médias, qu’il prend pleinement conscience de ses nouvelles fonctions. Elles seront, de fait, essentiellement symboliques.

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