Le 04 juillet 2017, 18 commissaires de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) votaient la destitution du président de la CENI, Bakary Fofana. Une plénière extraordinaire dont les conséquences font couler beaucoup d’encres. Pour en savoir plus, nous avons rencontré vendredi 07 juillet, M.Etienne Soropogui , Directeur des opérations de la Commission Electorale Nationale Indépendante qui nous parle de la crise à la CENI, les réactions sur le sujet, ses ambitions personnelles et l’intérêt de la mise en place d’une CENI sans parti politique.
Bonjour M. Etienne Soropogui, vous faites partie des frondeurs de la CENI. Aujourd’hui, quels sont les arguments que vous pouvez avancer pour justifier la destitution du président de la CENI ?
Etienne Soropogui : je crois qu’il faut d’abord vous remercier pour l’opportunité que vous m’offrez de m’adresser à nos compatriotes. Il faut corriger tout de suite pour dire que nous ne sommes pas des frondeurs. Nous sommes dans une institution qui a vocation à prendre des décisions de manière collégiale. S’il y a quelqu’un qui fait de la fronde, parce que la fronde, veut dire une rébellion contre une autorité établie. Nous n’avons pas d’autorité ! Nous n’avons pas d’hiérarchie entre nous. Nous sommes des commissaires au sein d’une assemblée plénière. Nous n’avons pas de chef ! Nous sommes à égal dignité en tant que commissaire. Donc je voulais corriger cela avant de continuer.
Justifiez la destitution du président, Monsieur Soropogui puisque beaucoup d’observateurs pensent que tout cela est lié à l’argent…
Il faut que les gens comprennent que la démarche que nous menons n’est pas une démarche qui consisterait simplement à améliorer nos conditions d’existence. Nous voulons bâtir à travers cette démarche des scenarios ou des mécanismes qui permettront de construire une institution indépendante, neutre et transparente dans le cadre de sa gestion. Nous travaillons dans ce sens.
Nous avons constaté dans le cadre du fonctionnement de la CENI que : premièrement, le président ne met pas en œuvre la plupart des décisions prises et c’est lui qui doit le faire. Il souhaite mettre en œuvre certaines et d’autres non.. Ensuite il s’est arrangé qu’au niveau de ces plénières qu’il n’existe aucun PV, aucun PV ne sanctionne nos plénières. Cela déjà est une forme de disfonctionnement majeur. Vous pouvez comprendre qu’une institution aussi importante que la CENI où des discussions importantes sur l’avenir de la nation se font et qu’aucun n’écrit ne sanctionne ce qui a été dit en termes de conclusion ? Personne ne le fait et on en a parlé à plusieurs reprises, mais le président s’arrange à ce que ça ne soit pas fait, parce qu’apparemment il n’a pas intérêt à ce que les choses soient écrites donc pour qu’on puisse revenir sur ça.
Donc nous nous sommes rendu compte que la plupart des décisions que nous prenons ne sont pas exécutées à la volonté de l’ensemble des commissaires. Nous avons constaté qu’en ce qui concerne les ressources financières, il était le seul à les manipuler.
C’est quand même lui l’ordonnateur des dépenses…
Même s’il est le seul ordonnateur des dépenses, ça n’a rien à voir. Encore une fois, vous avez une institution comme la Cour Constitutionnelle qui nous a inspiré d’ailleurs, et qui en mis en place un mécanisme de cette nature en son sein et ils l’ont appelé le comité de trésorerie. Ce sont eux qui décident de l’orientation à faire de ces ressources publiques qu’ils reçoivent. Encore une fois, on n’a pas inventé la CENI et dire qu’elle appartient à Bakary Fofana. Nous sommes 25 ici, on doit s’assurer que ce que nous faisons ici est fait sous le regard de tout le monde. Je vous donne un exemple pourquoi c’est sensible. Il nous arrive à l’occasion des élections de faire un certain nombre d’acquisitions sur des documents sensibles comme le PV par exemple. En temps normal, quand on achète les PV, on doit pouvoir acheter le nombre équivalent au nombre de bureau de vote. Si on n’a pas la maîtrise de cette opération, il se pourrait que des PV supplémentaires puissent être achetés et ventilés. Là, après on ne sait pas, si c’est Paul ou Pierre qui en a reçu plus ou moins. On ne maitrisera pas. Alors que notre vocation première est de garantir la transparence et l’indépendance de la CENI.
On peut naturellement décider d’acquérir des PV supplémentaires qu’on appelait stock de sécurité, mais tout cela doit se faire sous le regard de tous. Mais dans les circonstances actuelles, c’est seul le président qui négocie avec les prestataires, avec des surfacturations qu’on connait. Tout cela est de nature à semer le doute. On aurait pu vérifier les coûts de ces acquisitions et ne pas vouloir aller dans les surfacturations pour que cet argent aille dans les poches de quelqu’un ou sur les comptes de n’importe qui. Les suppléments qu’on y ajoute auraient pu aller dans d’autres secteurs. Dans un pays où nous connaissons les difficultés auxquelles les populations sont confrontées.
Vous n’avez pas un manuel de procédure pour les décaissements ?
Il n’a jamais été mis en œuvre. Donc ce que nous voulons, il nous appartient pas à nous de décaisser. Nous voulons simplement nous assurer que lorsque le contribuable guinéen a décidé de mettre à la disposition de la CENI des ressources publiques, que ces ressources quand ils arrivent sur le compte de la CENI, que les commissaires soient au courant que nous avons reçu tel montant, et que nous décidons ensemble de l’allocation à faire de ces montants. Il y a eu des moments ici on n’a fait semblant de financer un film qui n’a rien donné à hauteur de 600, 700 millions. Je ne sais même pas où ça se trouve… C’est du gaspillage d’argent que nous endossons. Nous voulons que les allocations soient faites au su et au vu de tout le monde et que nous suivions l’exécution. C’est tout ce que nous demandons après il ne nous appartient pas non plus d’exécuter cela. Naturellement, les contacts publics qui sont mis à la disposition de la CENI sont chargés de veiller à ce que les procédures soient correctes. En matière de décaissement, c’est le président et le comptable qui signent le chèque pour que l’argent soit retiré. Nous devons ensemble décider de comment tout cela doit être prévu.
C’est pourquoi vous tenez tant au comité de trésorerie ?
Au niveau de notre règlement intérieur, il est dit qu’on peut mettre en place des organes qu’on souhaite pour le bon fonctionnement de l’institution. Et nous avons estimé que les deux organes là, notamment l’organe qui va suivre la gestion des moyens matériels et financiers et l’organe qui doit suivre l’exécution des décisions issues de la plénière étaient urgents à mettre en place. Heureusement, nous nous sommes rendu compte que le président voulait simplement continuer à gérer tout seul et ce que nous ne comprenons pas, pourquoi il ne veut pas de ces éléments de transparence. Dès l’instant qu’il ne veuille pas que ça soit mis en place, on doit se poser les questions pourquoi il veut continuer simplement à tout gérer. En ce moment, il y a une intention de détourner les ressources de l’Etat qui sont mis à la disposition de l’institution. Nous devons les surveiller ensemble puisque nous répondrons ensemble…
Il y a quand même 5 ans de vie derrière la CENI dont vous êtes membre. Est-ce durant les différentes élections que vous avez gérées, vous avez constaté ces mêmes types de disfonctionnement dans la mise en œuvre des opérations électorales ?
Naturellement on constate. Nous sommes une institution qui a vocation à prendre des décisions de manière collégiale. Ce n’est pas évident de pouvoir trouver le consensus qu’on a aujourd’hui, à pouvoir mettre au tour d’un accord plus de 17 commissaires. C’est le quorum requis pour qu’on puisse se saisir d’une question. Et ça c’est beaucoup, nous sommes 23 aujourd’hui et 25 en temps normal. Ce n’est pas évident de mettre 17 personnes ensemble surtout que c’est une institution qui est traversée par des querelles politiques. Donc ce n’est pas évident.
Aujourd’hui quand vous regardez un peu la sociologie des organisations, vous comprendrez que ça ne tombe pas du ciel… je crois que ce qui se passe aujourd’hui, est la conséquence de tout ce qui a été fait depuis un certain temps ; les explications faites aux uns et aux autres, pour leur dire l’impérieuse nécessité qu’il y avait pour notre crédibilité, de sauvegarder l’image de notre pays, de notre institution qui est important. Dorénavant nous n’allons plus laisser une personne gérer les ressources de la CENI. Et que nous veillerons à ce que les décisions de la plénière soient mises en application. Les décisions de la plénière sont souveraines donc applicables à tout le monde.
Depuis la dernière plénière, beaucoup de voix se soulèvent pour dénoncer la destitution du président de la CENI. Depuis la société civile, un membre du bureau de la CENI et même des députés de l’Assemblée Nationale…
Nous, nous n’avons pas de leçon à recevoir des énergumènes qui pullulent dans la cité. En parlant au nom de la société civile qui ne représente rien du tout, on ne sait pas au nom de qui ces gens s’expriment. Si vous demandez à cet individu de mettre 10 personnes dans une salle, il ne sera pas capable de le faire. Tout le monde peut se lever et être manipulé parce qu’il court derrière des petits sous. Et vouloir parler des questions aussi importantes qui intéressent la vie de la nation parce que simplement on leur a donné des petits sous. Nous, on n’a pas à répondre à ces personnes-là. Quand j’entends des personnes comme Damaro (ndlr : Honorable Amadou Damaro Camara, président du groupe parlementaire de la majorité présidentielle) qui veut nous donner des leçons sur comment est-ce qu’une institution doit fonctionner, cela nous fait sourire. Parce qu’encore une fois, il est membre d’une institution qui a montré ces limites. L’institution à laquelle il appartient a été incapable de valider un règlement intérieur dans les temps requis. Nous, nous avons quand même organisé deux élections. Des gens comme ça, on ne peut pas recevoir de conseils venant d’eux. Ils ont encore éliminé certaines personnes qui étaient au niveau de leur mouvance politique, donc ces personnes-là, ne peuvent pas nous donner des leçons sur comment est-ce qu’une institution doit fonctionner. Parce qu’ils ont une certaine tendance à ne rien respecter du tout. Tous les jours les ministres viennent dire là-bas le budget qu’ils ont dans le cadre de leur fonctionnement, dans le cadre des investissements. Donc tout le monde est au courant du budget des différents ministères et de l’Etat. Personne ne connait aujourd’hui le budget de l’assemblée, je crois qu’il y a même beaucoup de députés qui sont au courant de ça. Nous savons de quoi nous parlons. C’est que nous nous sommes appuyés sur des textes qui nous régissent. Notamment l’article 17 de loi qui institue la CENI qui dispose que le bureau de la CENI est installé pour la durée du mandat de la CENI. Et que toute fois à la demande des 2/3 du collège des commissaires, le bureau peut être remplacé soit partiellement ou soit totalement.
Dites-nous comment vous vous organisez pour que l’institution continue à marcher pour obtenir la validation de l’élection de Me Kébé?
En nous fondant sur nos textes, nous avons saisi le président de la CENI, à l’époque M. Bakary Fofana, par un courrier demandant de la tenue d’une session plénière extraordinaire. Nous l’avons saisi en toute régularité dans les règles. Nous avons organisé donc cette élection, c’était le mardi (ndlr : 04 juillet 2017), en respectant naturellement la forme. Un huissier était là pour faire le constat de la régularité de ces élections. Ili s’est même prononcé sur la question. Il faut qu’on avance. Une institution ce n’est pas une personne. Un pays ne peut pas se limiter à une personne. Nous avons mis en place un nouveau président qui a désormais la légitimité et la légalité de présider aux destinées de la CENI. Ça voudra dire pour nous qu’il faut urgemment transmettre au gouvernement, à nos partenaires les PV qui ont sanctionné la tenue de l’assemblée plénière. D’abord le PV établi par la commission ad-hoc qui était composée du doyen d’âge de la CENI et des deux plus jeunes commissaires, et le PV qui a été établi par l’huissier. Donc nous attendons le PV de l’huissier, je crois qu’aujourd’hui (ndlr : vendredi 07 Juillet 2017) ce PV va nous être transmis pour que nous établissions un courrier de transmission adressé à la fois au ministre en charge de l’administration du territoire et au ministre en charge en relation avec les institutions. Et après je crois qu’on va indiquer naturellement dans ce courrier de transmission l’urgence qu’il y a à tenir rapidement la cérémonie de passation de nature à ce que le nouveau président élu, qui a désormais la légitimité de diriger puisse être installé rapidement.
A ce jour, est ce que vous avez eu des contacts, des interventions pour tenter une médiation quelconque ?
Non c’est terminé ça ! Nous sommes à un niveau où ce qui a été fait est irrévocable. C’est rendu irréversible, c’est terminé, nous sommes en train de regarder de l’avant. On ne peut plus faire marche arrière. Bakary Fofana, c’est dommage, n’est plus le président de la CENI. Naturellement, il garde son statut de commissaire. Et je crois qu’après la passation, Il sera obligé de descendre de son bureau et de sa voiture, parce le véhicule là est pour le président de la CENI ainsi que le bureau.
Vu la configuration actuelle de la CENI, il y a différentes sensibilités politiques qui parfois ne s’entendent pas forcement sur des décisions. A votre avis est ce qu’à l’avenir il faut penser à une CENI plus technique, un organe vraiment dépourvu de toute forme d’’intervention des partis politiques ?
Oui très honnêtement, avec ma petite expérience, je crois qu’il serait judicieux de débarrasser la CENI des clivages politiques. Maintenant c’est à voir si les partis politiques et les acteurs de la classe politique guinéenne sont d’accord sur le sujet. C’est ça aussi le système qui nous prend en otage. Tout le monde pense pouvoir maitriser ce mécanisme de gestion électorale. Je crois que l’efficacité pour un organe, voudrait que ces membres n’aient pas des pesanteurs qui viennent des entités politiques. Il faut des gens totalement débarrassés de ces pesanteurs-là. Naturellement en Guinée, nous avons un problème d’abord au niveau des représentants de l’Etat qui jusqu’ici ne parviennent pas à comprendre qu’il y a un déficit à ce que l’Etat soit neutre. Le guinéen en général a un penchant politique exprimé ou pas et tout cela fait que naturellement les gens ont peur.
Quel serait le profil des membres de cette CENI technique ?
Je crois que si on pouvait identifier un scénario à travers certaines corporations ce serait intéressant. Il a des professions qui sont perçues comme de nature à formater les individus et leur donner une certaine indépendance d’esprit. Je pense aux magistrats, le magistrat qui a fait plusieurs années d’exercice, est quelqu’un à priori qui développe une certaine indépendance. Je pense aux avocats, aux professeurs d’université, aux gendarmes par exemple. Je vois les gendarmes qui sont là. Ils sont respectueux des principes. Il y a d’autres corporations qu’on peut identifier. Je ne fais que donner des exemples. Si la gestion est confiée par exemple à un magistrat qui a prêté serment, auquel on demande de faire un travail, je pense qu’il le fera avec intégrité. C’est pourquoi, aujourd’hui, vous constaterez qu’au niveau de la Cour Constitutionnelle, ça marche un peu. Ce sont des personnes qui ne reçoivent pas des injonctions de qui que ce soit parce que naturellement, ils sont préparés pour ça. De par la fonction, la formation et le profil, ils ne sont pas des gens faciles à manipuler parce qu’ils ont appris cela et l’ont exercé longuement. Je crois que c’est vers cela qu’on doit pouvoir aller vers une institution aussi sensible que la CENI. On ne peut pas continuer à prendre de petites personnes des partis politiques à qui on donnerait des instructions. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un commissaire. En temps normal, le commissaire n’a pas de patron, son seul patron est sa conscience. En tout cas, c’est mon cas et je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde.
Vous êtes un peu comme un commissaire free-lance. Votre parti politique d’origine vous a demandé à un moment donné de vous retirer de la CENI. Comment vous voyez votre positionnement en cas de restructuration de la CENI ?
Ecoutez, je ne compte pas terminer ma vie à la CENI. Je suis même en train de réfléchir à comment quitter ici. Parce qu’encore une fois, j’ai d’autres ambitions et je le dis haut et fort. Je n’ai pas pour vocation de rester ici indéfiniment. J’ai d’autres ambitions, d’autres rêves pour ce pays. Quand j’ai été nommé commissaire, c’est un pacte que j’ai établi avec Dieu, pas avec un individu qui dirait ‘’Tais-toi là-bas’’ parce que lui-même, il ne sait pas ce qu’il veut défendre. Je suis là parce qu’on travaille sur la base des textes, des constats et je prends ma décision en me fondant sur mon intime conviction et non un individu qui me donnerait des consignes politiques… C’est en cela, je ne suis pas d’accord que les partis politiques continuent à travailler ici. Beaucoup d’entre eux ne comprennent pas que la gestion électorale est un mécanisme de gestion hautement technique adossé sur des textes. On a comme l’impression que c’est incompatible avec la perception des politiques qui défendent des intérêts partisans. Imaginez que les 25 commissaires qui travaillent ici défendent des intérêts partisans, mais il n’y aura pas d’institution. Si tout le monde devait pouvoir défendre les intérêts de son entité d’origine, on n’avancera pas. On doit pouvoir s’adosser sur les textes, regarder leurs pertinences et décider oui ou non. Quand on est mis en minorité, on accepte parce que c’est une institution technique et non politique, la CENI.
Je crois que le NFD qui est un parti ami et dont je ne suis plus membre pour des raisons que j’avais relayées, je travaille avec d’autres Guinéens pour mettre en place, une autre dynamique pour aller conquérir le pouvoir en 2020. Pour le moment, nous n’en sommes pas là, je suis commissaire à la CENI. Le jour où je penserai que l’évolution de ce travail dans la mise en place de ce nouveau mouvement doit m’amener à descendre dans l’arène, j’en tirerai la conclusion. C’est quitter la CENI et me consacrer à ce travail pour une Guinée moderne et meilleure.
N. Traoré et M. Diallo